*41 Tous les matins du monde

Tous les matins du monde: Annexe (édition de luxe)

Postface du traducteur

(Traduction par Déborah Pierret Watanabe)

 

Tous les matins du monde (Gallimard, 1991) de Pascal Quignard, fait l’objet d’une nouvelle publication chez Kajikasha, maison d’édition limitée au Kyushu et dont le siège se situe à Kumamoto. Je vais d’abord vous expliquer comment nous avons pu en arriver là.

La première traduction de cette œuvre est parue chez Hayakawa Publishing en 1992 sous le titre Meguriau asa. Comme le projet avait été de s’associer au film réalisé par Alain Corneau, le titre du livre avait été choisi en fonction de celui du film sorti au Japon.

Vingt-cinq années se sont écoulées depuis. Je me permets ici d’exprimer mon émotion, car jamais je n’aurais osé imaginer, pas même en rêve, qu’une œuvre de ce genre puisse à nouveau être publiée.

Il était fondamentalement impossible que le roman, destiné à être le scénario d’un film, puisse paraître une nouvelle fois, alors même que le film ne faisait pas l’objet de nouvelles projections.

Ce qui permit de rendre cet impossible possible fut la détermination de Yô Kaji, représentant de Kajikasha. Tout comme elle avait d’ailleurs permis la nouvelle publication du Voyage d’Hector ou la recherche du bonheur de François Lelord, fin 2015.

En mars 2016, après la sortie du Voyage d’Hector, Yô Kaji m’a invité à venir lui rendre visite dans le Kyushu. Je suis allé à Kumamoto, Hakata, ou encore Hita pour participer à des rencontres littéraires dans le cadre de la promotion du livre. Malheureusement, le 14 du mois suivant, la terre de Kumamoto a été ébranlée par un violent séisme. C’était plus fort que moi, il fallait que j’y retourne.

J’ignore à quel moment, mais, au cours d’une de nos discussions, Yô Kaji et moi-même avons eu l’idée de proposer Tous les matins du monde en tant que nouveau projet de publication chez Kajikasha.

À mes yeux, ce roman représentait le souvenir du début de ma relation avec l’auteur. Mais il était également ma pierre d’achoppement. Même la postface que j’avais rédigée pour la première publication ne me plaisait pas.

Je crois bien m’être laissé emporter et avoir fini par m’éloigner du chemin du devoir du traducteur, cet homme de l’ombre. Je n’ai pu, pendant de longues années, réussir à relire cette traduction.

Néanmoins, l’impression de Yô Kaji était tout autre. Il m’a confié que c’était justement grâce à cette traduction et à ma postface qu’il avait pu être entrainé dans le monde littéraire de Quignard.

J’étais stupéfait. Il m’a dit vouloir conserver le texte que j’avais écrit il y a vingt-cinq années de cela alors que je n’étais encore qu’un quadragénaire. L’idée que ce texte puisse à nouveau être révélé au grand jour, moi qui l’avais enfermé au grenier sans jamais oser y reposer les yeux dessus, me paraissait effrayante.

Les textes que j’ai écrits et qui ont été publiés ne m’appartiennent plus, ai-je cependant songé. Si l’un d’entre eux continue de vivre dans le cœur de quelqu’un, alors je n’ai pas d’autres choix que de me résigner.

J’ai donc à nouveau traduit cette œuvre et décidé de conserver la postface de la première publication. En revanche, j’ai coupé et abandonné les parties qui avaient vieilli et n’avaient désormais plus de sens pour ne laisser que celles indispensables à la lecture de ce livre. J’ai également profité de cette nouvelle édition pour insérer d’autres citations ainsi que de nouvelles anecdotes.

 

*

 

« J’ai lu l’histoire de monsieur de Sainte Colombe tout en ayant l’image de mon grand-père à l’esprit », avais-je impudemment écrit lors de la première postface. Il y avait une raison à cela. Je n’avais aucune envie de limiter les lecteurs de ce livre qui a pour cadre le lointain XVIIe siècle aux étudiants de Lettres et à leur entourage. Je voulais en faire un livre également ouvert à toutes les personnes sans lien particulier avec l’histoire ou la littérature qui étaient venues voir le film. Mais en réalité, ce n’était pas seulement cela.

Avec la ferme intention de lui faire rencontrer au Japon le succès que cette œuvre avait connu ailleurs, je me suis envolé pour Paris au début de l’été 1992. Je suis allé rendre visite à l’auteur — qui était alors encore en poste chez Gallimard — en emportant avec moi une petite photo encadrée de mon défunt grand-père. Je ne me rappelle plus vraiment comment nous en sommes arrivés à avoir cette discussion, mais toujours est-il que j’ai fini par lui montrer la photo.

— Mon grand-père est mort sans rien laisser derrière lui, lui ai-je dit.

Ce à quoi il a répondu :

— C’est faux. Ne t’a-t-il pas laissé, toi ?

Nos mots, tout comme lors du dernier échange entre Marin Marais et Sainte Colombe, n’avaient fait que se croiser. Cependant, à ce moment, il y eut comme une sorte de communion entre nous (du moins, c’est ce que je crois.)

Mon grand-père est décédé au cours de la dernière année de mes études universitaires. Il avait 84 ans. Allongé sur son lit de mort, il a trempé ses lèvres dans un petit bol d’alcool puis il a quitté notre monde. Je n’ai pas assisté à sa mort, mais je me suis rendu à ses funérailles. J’ai toujours pensé que ça avait été une mort parfaite. J’ai écrit ceci dans la première postface : « Il élevait chevaux, porcs, moutons, poulets, et tout comme monsieur de Sainte Colombe, il vivait dans une petite cabane dans la cour dans laquelle il avait installé son lit, et ce, même s’il avait sa chambre dans la maison. Lorsque j’étais enfant, j’aimais dormir avec lui dans ce lit de fortune. Je me souviens, même encore maintenant, du vert délavé des rigides draps de chanvre et de la fenêtre aux vitres givrées ».

Les funérailles de mon grand-père se sont achevées, une nouvelle année est arrivée, et je suis rentré à Tokyo. Le moment d’être diplômé était venu, mais je m’interrogeais toujours sur la façon d’établir un point de contact avec la société. J’étais incapable de me projeter dans l’avenir. De plus, je n’avais ni le désir ni la volonté de rester à l’université. Un jour de janvier, alors que la nuit était déjà bien avancée, un ami est venu me rendre visite, avec, comme à son habitude, une bouteille de whisky bon marché à la main. Lui non plus n’arrivait pas à se projeter dans l’avenir. Mais sa visite n’avait pas été motivée par le besoin de parler du futur. Plutôt pour débattre de littérature. Dostoïevski, Kierkegaard, Pascal… Oui, la flamme de l’existentialisme n’était pas encore tout à fait éteinte. Parmi les hommes de lettres japonais, mon ami avait une préférence pour Hideo Kobayashi et Shun Akiyama.

Je me suis endormi le premier. Quand j’ai ouvert les yeux, au point du jour, il avait disparu. Un ou deux mois plus tard, j’ai reçu un faire-part de décès. Son corps sans vie avait été retrouvé sur les quais de Shinagawa. Il s’était noyé.

C’était un garçon originaire de Fukushima. Je fus le seul de notre promotion à me rendre à ses obsèques. Son père, maître du cortège funéraire, fit une déclaration : « On pourrait penser qu’un fils qui part avant ses parents est ingrat, mais je ne suis pas de cet avis. » À cet instant, un sentiment mystérieux et féroce, à la fois colère, à la fois tristesse, envahit tout mon être. Je le réprimai de toutes mes forces. Le lendemain, son père a eu la gentillesse de me faire visiter Fukushima en voiture. J’ai alors pensé que je devais trouver un travail, peu importe où.

Ces deux morts auxquelles j’ai été confronté avant même d’être entré dans le monde ont par la suite régné sur ma vie. Ce que j’avais voulu transmettre à P. Quignard ne concernait peut-être pas mon grand-père. Peut-être que cela concernait mon défunt ami.

 

*

 

Ce roman regorge des regrets envers les petites choses qui ne sont que des détails ou des anecdotes si on les regarde du point de vue du courant de la grande Histoire. Le choix du musicien Sainte Colombe en tant que personnage principal est déjà révélateur. Ce nom n’évoque absolument rien aux non-connaisseurs de musique baroque. Même ses dates de naissance et de décès demeurent floues, on sait simplement qu’il est mort vers 1700. Ou encore cet instrument de musique, la viole de gambe, qui a connu son heure de gloire sous le règne de Louis XIV pour ensuite tomber dans l’oubli. L’abbaye de Port-Royal dans la vallée de Chevreuse, siège des jansénistes également appelés les Solitaires, rasée par la poudre sur ordre de Louis XIV ; les petites écoles rue Saint-Dominique d’enfer à Paris ; les gaufrettes de Baugin, peintre que l’on peut qualifier d’anonyme comparé à Poussin ou à Champaigne de la même époque… Tous les personnages de ce roman sont des Solitaires. Les solitaires éternels de l’Histoire. Mais face au courant de la grande Histoire, je ne peux s’empêcher de penser que tout le monde l’est plus ou moins.

Le problème est la houle de cette grande Histoire, la houle qui a englouti tous les solitaires. Depuis le Moyen Âge jusqu’à la Renaissance, de la naissance du baroque à sa fin. Cette houle coule en arrière-plan du roman. Il ne fait aucun doute que le baroque, tout en étant illuminé par la splendeur de la Renaissance, regorgeait des souvenirs sombres et envoûtants du Moyen Âge. Au chapitre IX de La Sorcière, intitulé « Satan triomphe au XVIIe siècle », Michelet écrit ceci :

 

Plus sa surface, ses couches supérieures, furent civilisées, éclairées, inondées de lumière, plus hermétiquement se ferma au-dessous la vaste région du monde ecclésiastique, du couvent, des femmes crédules, maladives et prêtes à tout croire.

 

Les propos de Michelet décrivent bien les deux tendances contradictoires inhérentes au baroque : celle qui aspire à un espace plus grand et plus ouvert, et celle qui prétend à un espace plus fermé et intime. D’un côté, nous avons l’Opéra qui s’est développé en Italie, la majestueuse Passion selon Saint-Mathieu de Jean-Sébastien Bach, la splendide musique de cour de Lully, et de l’autre des pièces instrumentales diverses et variées qui cherchent à imiter les inflexions de la voix humaine ou encore la tiédeur de la peau. De même, nous avons l’architecture baroque de Rome qui use et abuse de la perspective à un point tel que l’espace ou encore les peintures sur plafond sont pareilles à des dinosaures colossaux, mais aussi les natures mortes d’Espagne ou les scènes d’intérieur du Hollandais Vermeer, la lueur froide des chandelles de Georges de La Tour. Tous partagent comme point commun une atmosphère de densité de la matière.

De même, la politique d’expansion des cartes du royaume, à mettre en parallèle avec la politique d’évangélisation des jésuites à un niveau mondial ou encore la vulgarisation de la religion contrastaient voire même s’opposaient au rigorisme et à l’élitisme des jansénistes. Si je devais m’exprimer à la manière de Michelet, je serais tenté de dire qu’il y avait là une sorte d’ambivalence, un conflit entre l’ivresse et l’angoisse envers l’appel de Satan au nom de la rationalité.

Il vaudrait tout de même mieux se pencher plus sérieusement sur la période du XVIIe siècle en France. Louis XIV accéda au trône en 1643, mais son règne ne débuta qu’en 1661, date à laquelle le cours de l’Histoire a basculé. Dans son Histoire de la Civilisation française, écrite avec la collaboration de Georges Duby, Robert Mandrou estime que la période entre 1600 et 1660 est celle où la France moderne s’est « faite » et la désigne sous le terme « adolescence » :

 

Cette adolescence est terriblement conquérante, au milieu des drames sociaux et religieux qu’elle a vécus et qui sont sa crise de croissance. À tous égards, c’est le XVIIe siècle le plus riche, le plus vivant.

 

Le roman débute en 1650 à la mort de l’épouse de monsieur de Sainte Colombe. En d’autres termes, l’histoire commence à la fin annoncée de l’adolescence de la France. De plus, il ne fait aucun doute que l’auteur fait un parallèle entre la mort de la femme du musicien et la fin proche du baroque.

Pourquoi monsieur de sainte Colombe refusait-il d’aller à Versailles avec tant d’entêtement ?

Dans l’imagination de l’auteur, le musicien était le condisciple de Claude Lancelot, corédacteur de la révolutionnaire Grammaire générale et raisonnée avec A. Arnauld, leader de Port-Royal. Cependant, si on lit attentivement l’œuvre, il n’est à aucun moment décrit comme un janséniste fanatique. Il est simplement suggéré que ses relations se limitent aux lieux éloignés du pouvoir, comme le poète Vauquelin des Yveteaux (1567-1649) qui avait perdu les faveurs du roi louis XIII à cause de sa nature libertine ou encore Baugin (1612-1663), simple artiste appartenant à la corporation des peintres parisiens. Madeleine, quant à elle, connut une période de fanatisme causée par son chagrin d’amour, mais refusa d’entrer au couvent. Père et fille sont isolés. Ils se referment volontairement sur eux-mêmes. Peu importe l’époque, lorsque le courant de l’Histoire vire brutalement, il y a ceux qui opposent une violente résistance au point d’en être imprudents et ceux qui s’obstinent à se renfermer sur eux-mêmes. Cette époque, cette obstination, ce rigorisme m’évoquent nécessairement Blaise Pascal.

En novembre 1654, à l’âge de 31 ans, Blaise Pascal éprouva une expérience mystique à cause de laquelle il abandonna tous les travaux scientifiques qu’il avait réalisés jusqu’alors pour entrer à Port-Royal. Cette nuit de novembre, il coucha sur un parchemin un texte intitulé Mémorial dans lequel il parle d’une « une renonciation totale et douce ». Blaise Pascal prit ensuite faits et causes pour Arnauld — auteur de De la fréquente communion, au cœur d’un débat lancés par les Jésuites et la Sorbonne —, devint une figure de la défense des jansénistes, et commença à rédiger les Provinciales, une série de lettres de protestations. Ses attaques vont finir par se diriger vers Descartes et son travail, qu’il qualifiera même d’« inutile et incertain ».

Qu’a t-il bien pu arriver à Pascal ? Ce n’est pas le lieu approprié pour en débattre et je n’en ai pas les compétences. Mais il me semble important d’ajouter que les jésuites et la Sorbonne n’ont cessé d’intensifier leurs attaques envers l’école cartésienne après le décès de Descartes en 1650, lui qui disait répugner à déranger l’opinion publique. C’était une époque où, au nom de la France et de la monarchie des Bourbons, tout était unifié et destiné à être intégré. Ce fut la même chose pour le courant des Beaux-Arts en Europe, de David à Delacroix, de Haydn et Mozart à Beethoven, du Classicisme au Romantisme. Les grandes vagues ont englouti les petites. Les grandioses peintures historiques et symphonies sont pareilles aux armées puissantes des états modernes. Elles mobilisent toutes les sensibilités et les écrasent. Du point de vue de la formation de cet état moderne, à la fois nationaliste et industrialiste, les époques qui ont suivies, de Louis XIV à Robespierre jusqu’à Napoléon, sont des plus cohérentes, et la Révolution française n’a finalement été qu’un feu d’artifice parmi les grandes émeutes. Les innombrables petits matins qui gardaient encore le goût envoûtant du Moyen Âge, les matins que les libertins et les cosmopolites ont admirés lors de leurs voyages, ont été anéantis par la sirène du puissant état. Ce n’est sûrement pas qu’une vieille légende limitée à l’Europe.

La période baroque comportait en son sein des contradictions à jamais inconciliables.

Près de trois siècles s’étaient écoulées depuis Descartes et Pascal, quand Paul Valéry railla ce dernier à propos d’un extrait de ses Pensées : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », écrivant qu’il lui faisait songer à « cet aboi insupportable qu’adressent les chiens à la lune ». Face à l’infinité de l’univers, ressent-on l’ivresse ? Ou au contraire, se sent-on effrayé, prend-on conscience de notre qualité de pécheur ? Tout cela me paraît être, même encore maintenant, une opposition fondamentale entre la sensibilité et ce que doit être la pensée.

On peut également citer Matisse à titre d’exemple. Il détestait le baroque, a déclaré que « Vélasquez n’était pas son peintre » et aimait parler de l’affection qu’il portait à Goya. Matisse qui préférait peindre le coin d’une pièce. Cet espace qui ne s’étend nulle part. Juste l’apaisement des couleurs authentiques. Question mystère, les peintures de Baugin ne sont pas en reste non plus. La composition de ses tableaux suggère le caractère éphémère des plaisirs d’ici-bas. Mais pourquoi avoir choisi de peindre des coins de table ? Et monsieur de Sainte Colombe, à la recherche des inflexions délicates de la voix humaine, tentant de faire venir des airs mélancoliques, des airs de regrets sous ses doigts…

Il y a là un chemin extrêmement étroit par lequel passe la beauté pour atteindre le monde des prières. Pascal Quignard a fait dire au peintre Baugin : « Personnellement je cherche la route qui mène jusqu’aux feux mystérieux. » Ces mots sont aussi ceux de l’auteur amateur de Georges de la Tour.

(Extrait du posteface du traducteur dans la première publication de la version japonaise.)

 

*

 

Pascal Quignard, écrivain français ne cesse de réfléchir à l’essence de la musique, a écrit dans la Haine de la musique (Calmann-Levy, 1996) :

 

Les dieux ne se voient pas, mais s’entendent : dans le tonnerre, dans le torrent, dans la nuée, dans la mer. Ils sont comme des voix. L’arc est doué d’une forme de parole, dans la distance, l’invisibilité et l’air. La voix est d’abord celle de la corde qui vibre avant que l’instrument soit divisé et instrumenté en musique, en chasse, en guerre.

 

Dans Tous les matins du monde, Pascal Quignard a réécrit l’histoire de Semimaru du Konjaku monogatari, pour la situer en France, au Moyen Âge. Et pour moi, Japonaise, ce fut une expérience très intéressante. Je suis allée voir le film en compagnie de Bernard Frank, traducteur français des Histoires qui sont maintenant du passé, tirées du Konjaku monogatari. C’est à ce moment que Bernard me fit remarquer d’un air heureux que les deux histoires étaient similaires. Une fois rentrés, je me suis empressée de vérifier ses dires, et effectivement, l’histoire du film était similaire à celle de Semimaru.

«La magie des sons » extrait du dernier recueil d’essais de Yuko Tsushima.

 

*

 

Bach a échoué. Il a été oublié pendant un long moment. La musique n’a pas avancé dans sa direction. Si, à l’heure actuelle, tout le monde cherche à trouver de nouvelles significations à sa musique, c’est parce que la musique est sur le point de changer. La musique est abstraite, et en allant trop loin dans une direction, il arrive qu’elle finisse par être coupée de l’ensemble. La musique européenne s’est développée à l’extrême, le moment de changer de direction est venu. Le style s’adapte à l’époque, mais ce qui est encore vivant se trouve sous le style. C’est la qualité, c’est l’attitude.

«Bach a échoué » extrait du recueil d’essais de Yuji Takahashi, musicien.

 

*

 

Un quart de siècle s’est écoulé. Cela peut paraître bien long, mais c’est comme si c’était hier. Pascal Quignard qui a écrit dans ses Petits traités I : « J’écris : 1. J’ai envie de me taire » a parlé un peu de lui à diverses occasions. En voici quelques extraits.

 

 — Où avez-vous fait vos études universitaires ?

 — J’ai fait mes études universitaires à l’université de Nanterre. J’ai commencé la rédaction, sous la direction d’Emmanuel Levinas, d’une thèse qu’il avait lui-même intitulée « Le statut du langage dans la pensée de Henri Bergson. »

— Avez-vous achevé ce travail avec Emmanuel Levinas ?

— Je n’y ai même pas pensé.

— L’avez-vous commencé ?

— Même pas. Le lien que j’avais avec Emmanuel Levinas était plus profond que ce travail. Les mois de mars, avril, mai, juin 1968 ont balayé d’un coup ce désir d’enseignement. Je m’étais résolu à reprendre l’orgue familial d’Ancenis, où une de mes grand-tantes venait de mourir.

Pascal Quignard le solitaire, Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Éd. Flohic, 2001

 

Mai 68 lui a infligé une profonde blessure. Après son départ pour Paris, il a fini par brûler plus de mille de ses sculptures composées de divers matériaux : tissus, bois, canevas, papier kraft, verre, et sur lesquelles il avait écrit. Et ce n’est pas tout : il a non seulement brûlé les petits morceaux pour trio ou les sonates qu’il avait composés devant l’orgue ou le piano à Ancenis, mais aussi les carnets de notes qui contenaient les petites histoires ou encore les confessions qu’il avait écrites dans cette maison.

Puis il s’est à nouveau tourné vers l’orgue de l’église d’Ancenis. Il était à l’orgue tous les matins et consacrait ses après-midis à écrire un essai sur l’amour d’après une œuvre de Maurice Scève. Une fois son manuscrit achevé, il l’a envoyé à Gallimard sans l’adresser à personne en particulier. Son essai a attiré l’œil de Louis-René des Forêts, membre du comité de lecture de cette maison d’édition. Louis-René des Forêts fit revenir Quignard à Paris et lui proposa un poste de lecteur, lui qui n’était encore qu’un jeune homme d’une vingtaine d’années. Il le présenta aux membres de la revue Ephémère qu’il dirigeait. De nombreux écrivains et poètes y apportaient leur contribution : Michel Leiris, Paul Celan, André Du Bouchet, Yves Bonnefoy, Henri Michaux ou encore Pierre Klossowski. Est-ce que cela signifie que ses premiers pas d’écrivain se firent sous le signe de la bénédiction ? J’aimerais que vous lisiez cet extrait pour continuer.

 

Le mouvement de mai fut balayé en quelques heures. Le général de Gaulle, après avoir pris conseil auprès du général Massu, fit élire l’Assemblée la plus réactionnaire depuis le maréchal Pétain. Marcellin était à la Police. Messmer à la Guerre. Les bombes atomiques françaises explosaient à Mururoa.

Nos dieux se mirent brusquement à mourir.

Celan se suicida : ce fut Sarah qui me l’apprit postée dans l’encadrement de la porte de l’appartement d’André du Bouchet.

Rothko se suicida : ce fut Raquel qui me l’apprit dans l’atelier de Malakoff.

(…)

Dans la forêt aventureuse je ne trouvai pas de fontaine, de clairière, de cerf blanc, de charrette, de lance, de reine : mais une dépression, une dépression, une dépression, une dépression.

Écrits de l’éphémère, Galilée, 2005.

 

Selon Quignard, ce fut la fin de la France d’après-guerre. On retrouve ici le regard qui veille sur le XVIIe siècle, tout comme celui qui observe l’Empire de Rome.

Et vingt-quatre ans plus tard, en 1994, il démissionna sans crier gare de son poste de lecteur qu’il avait longtemps occupé chez Gallimard. Il rompit également les liens avec sa famille. Un peu comme si, à la fin du compte, il avait fini par tout brûler.

 

L’idée de ne rien laisser après soi m’habite vraiment — même si c’est directement contradictoire avec le fait de publier des livres. Partir aussi nu qu’à l’instant de l’arrivée, c’est un rêve. (…) Manuscrits, lettres, photographies, livres, partitions, dessins, articles, tout s’y enflamme du jour au lendemain tout à trac. C’est si beau quand c’est vous qui brûlez. Remy dit à Clovis : Incende quod adorasti. Cet ordre est si étrange. L’évêque dit au premier roi de France : Brûle ce que tu aimes.

Pascal Quignard le solitaire, Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Éd. Flohic, 2001

 

 

En octobre de l’année dernière, je lui ai rendu visite dans son appartement rue Manin, à Paris. Lorsque j’ai pénétré dans son bureau-bibliothèque, mon regard a été attiré par les partitions posées sur le pupitre du clavier. Messiaen, Beethoven, Oiseaux furent les quelques mots que je pus saisir.

— C’est quoi, ça ? lui ai-je alors demandé.

— Je mixe deux musiques ensemble.

— Messiaen et Beethoven ?

— Oui.

Dans les affaires laissées par mon défunt ami de Fukushima, il y avait un carton rempli de disques. Et parmi eux, un album de Messiaen. Le Quatuor pour la Fin du temps. Je l’avais emporté avec moi. Quarante ans après, je n’avais toujours pas posé l’aiguille du tourne-disque dessus.

Au moment de nous séparer, je lui ai dit :

—J’ai perdu de nombreux amis. C’est pour cette raison que je me dois de survivre.

— C’est la même chose pour moi, m’a-t-il répondu.

Un tableau peint par son ami était suspendu dans le hall d’entrée.

 

Voici la liste des livres de Pascal Quignard traduits en japonais :

Tous les matins du monde, Gallimard, 1991

La leçon de musique, Hachette, 1987

Le salon du Wurtemberg, Gallimard, 1986

Les escaliers de Chambord, Gallimard, 1989

Albucius, POL, 1990

L’occupation Américaine, Éditions du Seuil, 1994

La Haine de la musique, Calmann-Levy, 1996 ; Folio, 1997

Le Nom sur le bout de la langue, POL, 1993

La Frontière, Chandeigne, 1992 ; Folio-Gallimard, 1994

Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia, Gallimard, 1984

Terrasse à Rome, Gallimard, 2000

Les Ombres errantes, Grasset, 2002

Villa Amalia, Gallimard, 2006

Vie secrète, Gallimard, 1997 ; Folio-Gallimard, 1999

Sur le jadis, Grasset, 2002

Les Solidarités mystérieuses, Gallimard, 2011

 

J’aimerais, pour conclure, exprimer ma profonde gratitude envers Yô Kaji des éditions Kajikasha, grâce à qui ce livre a pu voir le jour. Je tiens également à dédier la traduction de cette œuvre à toutes les personnes victimes de ce grand tremblement de terre, et à tous les habitants de Kumamoto qui ont miraculeusement su se relever.

 

Kei Takahashi, janvier 2017

Traduction : Déborah Pierret Watanabe

*10 Pascal Quignard : la Littérature à son Orient

tokyo  ©  B Gorrillot 316

Chères participantes et chers participants,

J’ai un peu gêné d’être invité à une telle réunion académique. Car je suis un simple traducteur, non pas universitaire, ni chercheur littéraire. Le traducteur travaille à trop de proximité de l’auteur pour en parler à correcte distance. J’ai donc choisi de faire la lecture d’un texte de l’auteur que j’ai traduit. J’aimerais par ailleurs que l’auteur puisse ainsi avoir l’occasion d’entendre comment résonner son propre texte dans la langue japonaise. Ce texte est un très court roman intitulé “La Raison” paru en 1990 chez le Promeneur/Quai Voltaire. Avant la lecture, permettez-moi d’expliquer un peu la raison pour laquelle j’ai choisi cet ouvrage. Le plus simple raison en est que j’aime le mieux ce roman parmi les chef-d’ouvres quignardiens, mais en même temps je pense personnellement que c’est une oeuvre qu’on pourrait qualifier de “cinquième évangile selon Pascal Quignard”. Vous pourriez en trouver un bon argument dans le neuvième chapitre du roman. Je ne le lirai pas aujourd’hui, au lieu de cela je voudrais vous confier un souvenir qui m’est très cher.

Il s’agit de la deuxième rencontre avec l’auteur, ça fait déjà une quinzaine d’anneés. Je lui ai rendu visite dans son appartement parisien, plein de questions concernant “La haine de la musique” que j’étais en train de traduire. Si je me souviens bien, on est arrivé par hasard au christianisme, et j’ai osé lui demander: “Dans un sens, la Légende dorée de Jacques de Voragine est-elle plus riche que le Nouveau Testament?” Il m’a répondu immédiatement: “Dans un sens oui, mais je pense que la Bible est le plus beau livre du monde”. Je me suis tu. Je me taisais parce que j’avais honte de mon impertinence, mais aussi parce que j’étais et je suis tout à fait d’accord avec ce qu’il m’a dit. Moi, n’étant pas capable de dire la même chose, je peux cependant affirmer sans hésitation que c’est le livre qui a changé ma vie, mon destin. Je ne suis pas chrétien, mais si je n’aurais pas rencontré à la fin de mon adolescence un ami qui m’avais introduit dans le monde bibilique, il n’y aurait ni ce que je suis à présent, ni mon métier de traduction, je n’aurais donc pas traduit d’aussi nombreux livres de Pascal Quignard.

J’ai vu pour la première fois le nom de l’auteur, lors de la traduction d’un livre dit “L’écriture, mémoire des hommes” contenu dans la collection “Découvertes Gallimard”. J’y ai littéralement découvert un petit mais merveilleux texte intitulé “Jésus baissé pour écrire”. Comme tout le monde le sait, c’est un des essais recueillis dans les huit tômes des “Petits traités”, qui apporte une nouvelle lumière dans la célèbre scène se déroulant au huitième chapitre de l’Evangile selon Saint Jean, c’est à dire cette scène où Jésus dit envers les scribes et les pharisients qui mênent la femme adultère auprès de lui, ”Que celui de vous qui est sans pêché lui jette la première pierre”. Pascal Quignard n’interplète jamais comme théologien ce qu’il dit Jésus-Christ, mais ce qu’il fait. Il parle d’un geste de Jésus qui, ayant dit cela, se baisse de nouveau pour écrire l’on ne sait quoi. Il dit:

“Ecrire est ici noté comme un acte qui isole du monde ambiant, une sorte de fissure et d’anfractuisité dans le monde oral. Plus psycologiquement: un retrait un peu arrogant et très affecté. Celui qui écrit se tait, et son silence met en évidence son désintérêt, à la limite de la désapprobation ou du mépris.”

Cette phrase nous évoque non seulement l’image de l’auteur lui-même qui est devenu un nouveau solitaire contemporain en se retaitant dans un monde de lecture et d’écriture, mais aussi la particuralité de l’Evangile de Jean, dont la source est différente des autres Evangiles synoptiques, tout en soulignant un simple geste de Jésus. J’étais profondément touché, mais très loin d’imaginer que je traduiserais un jour un auteur tellement littéraire et intellectuel.

Voilà, je n’ai plus rien à dire, je commence à lire “La Raison”.

(A la Maison franco-japonaise de Tokyo, le 17 novembre 2013)

*7 La montagne Sainte-Victoire

Le 2 mai 2013, par une après-midi ensoleillée, à mi-chemin de sa cime, j’ai admiré le blanc sommet éblouissant de la Sainte-Victoire qui se découpait dans le ciel azur. Saillance rocheuse. Comme un biceps. Comme la colère. Ecrasante blanche montagne aride.

Il semblerait qu’on la surnomme la montagne sacrée. Mais elle n’est pas aussi ambigüe. Divine serait le terme plus adéquat. Comme un géant qui, le genou posé à terre, est sur le point de se relever, comme les sculptures de Rodin ; quand j’essaie de la décrire, peu importe les mots que j’utilise, ils tombent dans l’exagération et la banalité. La Sainte-Victoire que j’ai vue de mes yeux, celle que j’ai ressentie dans ma chair s’éloigne alors.

La montagne Sainte-Victoire dont le Pic des Mouches, son sommet le plus haut, culmine à mille onze mètres, s’étend sur dix-huit kilomètres de long et sur cinq kilomètres de large. Elle n’est pas en réalité tellement gigantesque.

Mais la prestance d’une montagne ne dépend pas vraiment de sa hauteur ou de son envergure exprimées en chiffre. Du moins, c’est ce que l’on pense face à elle.

On ne peut pas vraiment l’apercevoir depuis le centre ville d’Aix-en-Provence. J’avais entendu dire qu’un petit bus qui se dirigeait vers son sommet partait d’un arrêt proche de la gare. J’ai pris ce bus, et après avoir roulé pendant un petit moment dans des quartiers résidentiels, nous avons pénétré dans un bois. La montagne était comme toujours invisible. Or, soudain, j’ai pu apercevoir sa surface crayeuse entre les troncs des arbres. Je me suis tordu le cou tant que j’ai pu et quand j’ai levé les yeux, j’ai pu voir depuis la vitre du bus la cime de la montagne étinceler sous les rayons du soleil. Nous étions déjà dans le bois situé à son pied.

Je suis descendu à mi-chemin de son sommet et le petit bus a continué son ascension. Il y avait près de l’arrêt des étendues d’herbe, des fourrés d’arbustes, un restaurant aux airs de refuge mais aussi des maisons. Un vieil homme jardinait avec application. La Sainte-Victoire, aride montagne rocheuse, dominait du regard cette comédie humaine.

Moi, je restais figé sur place, les yeux levés vers elle. Je m’assurais que ce que je ressentais distinctement dans tout mon être différait du sentiment d’excentrisme ou d’exotisme que peut ressentir un touriste coupé de la vie quotidienne. C’était plus proche du choc.

 

*

 

Je n’aurais jamais imaginé pouvoir me rendre dans le sud de la France l’année de mes soixante ans.

J’y ai été convié par le CITL, le Collège International des Traducteurs Littéraires, qui se situe à Arles. Mais ce collège ne ressemble ni à une école, ni à une université. Un lieu de vie est réservé aux traducteurs du français de tous les pays du monde qui désirent y résider pour des séjours de longue durée. A côté de cela, chaque année est organisé un atelier pratique pour former des traducteurs professionnels. Cette fois, trois japonais et trois français ayant pour objectif de devenir traducteur ont été sélectionnés. Trois japonais et trois français ont également été recrutés en tant que tuteurs. C’est un programme ambitieux et unique, au cours duquel les jeunes participants et les traducteurs expérimentés se retrouvent principalement en tête-à-tête. Les participants posent des questions concrètes aux tuteurs qui leur transmettent leurs compétences acquises au fil des années en matière de traduction.

Cet atelier fini, je peux en parler d’une manière sereine mais au tout début, lorsque j’ai reçu ce courriel en provenance d’Arles, j’ai pensé qu’il devait sûrement y avoir une erreur. Bien que cela fasse près de trente ans que je suis dans la traduction en tant que professionnel, je n’avais pas confiance en mes capacités à l’enseigner. J’ai conscience que la traduction est fondamentalement un métier de l’artisanat : c’est au fil des jours qui s’accumulent que l’on peut à peine entrevoir les contours de ce métier. Je pensais que c’est quelque chose que l’on doit saisir par soi-même, quelque chose que l’on ne peut ni enseigner, ni étudier.

Dans ce cas, pourquoi avoir accepté ce rôle de tuteur ? La raison est simple : je voulais voir le sud de la France. Je m’étais déjà rendu plusieurs fois à Paris pour raisons professionnelles. Mais le sud était trop loin. A la fois si proche et si loin.

Un peu avant mes trente ans, j’ai passé une année de l’autre côté de la mer Méditerranée, en Algérie. Dans Alger, la capitale, depuis le restaurant d’un hôtel de la côte, comme tous les jours, je regardais la mer teintée du coucher de soleil – une mer couleur de vin, comme l’évoque Homère – et je me disais qu’une fois ce travail fini, je prendrai un de ces ferry qui traverse la Méditerranée pour me rendre à Marseille, à Aix et même à Sète où repose Paul Valéry.

Mais l’été s’est achevé, l’automne est passé et avec l’hiver, le ciel et la mer se sont teintés de gris, un vent glacial s’est mis à souffler. A la fin de mon contrat d’un an, j’étais littéralement épuisé. Je désirais être libéré de ce travail le plus vite possible pour me rendre à Paris et rentrer à Tôkyô.

J’ai finalement traversé la Méditerranée et le Midi non pas en ferry mais en avion. Une fois le sud survolé, j’ai eu la sensation de m’éloigner interminablement. Même l’Algérie a fini par devenir un pays peu sûr. Seuls sont restés les regrets. Si j’avais pris le ferry à ce moment là…

Ainsi, exactement comme si j’allais au-devant du grand amour ou comme si je m’en allais retrouver l’être aimé, je suis arrivé à Arles en étant si romantique que je ne pouvais confier mes pensées à personne.

A Arles se confondent les époques, la diversité des peuples, les vieilles rues, les vestiges et la nature. La Provence même, miniature de la France et de l’Europe, c’est aussi là-bas que Van Gogh, peintre excentrique né en Hollande, atteignit l’apogée de sa carrière d’artiste comme les coquelicots qui fleurissent à l’unisson au début de l’été. Je suis infiniment reconnaissant à cette ville et à toute l’équipe du CITL de m’y avoir invité.

J’avais envie de découvrir toutes ces choses que j’avais autrefois souhaitées voir lorsque j’étais à Alger. J’ai consacré deux de mes week-ends à visiter les environs de la ville. Parfois seul, parfois accompagné d’un ou deux participants à l’atelier. Je me suis rendu aux Saintes-Maries-de-la-Mer, ville sacrée pour les Gitans où se déroule chaque année une fête, à Avignon la cité des papes et au cimetière marin de Sète. J’étais obsédé par l’envie de boire un pastis et de humer le fumet de la soupe de poisson chaude, je suis donc allé visiter le Vieux-Port de Marseille baigné par l’or du soleil couchant.

Mais il est désormais temps de parler de la Sainte-Victoire et de Cézanne.

 

*

 

Maurice Merleau-Ponty a écrit :

 

L’« instant du monde » que Cézanne voulait peindre et qui est depuis longtemps passé, ses toiles continuent de nous le jeter, et sa montagne Sainte-Victoire se fait et se refait d’un bout a l’autre du monde, autrement, mais non moins énergiquement que dans la roche dure au-dessus d’Aix. Essence et existence, imaginaire et réel, visible et invisible, la peinture brouille toutes nos catégories en déployant son univers onirique d’essences charnelles, de ressemblances efficaces de significations muettes. (L’Œil et l’Esprit, Gallimard 1964, reproduction 1983)

 

Ce sont ces mots qui me viennent à l’esprit chaque fois que j’admire une œuvre de Cézanne. Dans  L’Œil et l’Esprit, essai relativement court, Merleau-Ponty aborde la quête de Descartes – celle de l’essence de la vision dans le toucher – ou encore la recherche de la « profondeur » que Cézanne n’a eu de cesse de poursuivre toute sa vie, et finit par écrire cette magnifique description :

 

Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je le vois justement à travers eux, par eux. S’il n’y avait pas ces distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais de le voir comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout lieu identique. L’eau elle-même, la puissance aqueuse, l’élément sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire qu’elle soit dans l’espace : elle n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y est pas contenue, et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès où joue le réseau des reflets, je ne puis contester que l’eau le visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante. (ibid)

 

Mais qu’est-ce-que « l’eau » évoquée par Merleau-Ponty ?

Nous tous, ne vivons pas entouré de vide. Nous vivons constamment enrobés par quelque chose. Cela peut être par exemple l’air, la lumière, ou l’eau (la vapeur ou encore l’humidité). Ils comblent le « lieu identique » et, l’état du paysage, l’apparence des êtres, l’aspect des choses changent selon la composition de ces éléments. Nous ne vivons pas dans un lieu qui serait abstrait comme les coordonnées cartésiennes. Les peintres essaient non seulement d’en saisir les couleurs et les formes mais aussi de saisir le lieu propre à leurs existences.

Mais est-ce vraiment limité à cela ?

A l’intérieur de cette citation, je me suis plus particulière-ment penché sur l’expression « puissance aqueuse ».

Quand j’attendais le bus du retour en provenance du sommet de la Sainte-Victoire, ce que j’ai vu, était ce simplement un rocher immaculé transperçant le ciel azur comme une pointe de flèche? Je n’ai vu ni le ciel, ni ce rocher, ni les couleurs, ni senti le vent – non j’ai certainement vu et senti tout cela – mais je pense avoir éprouvé autre chose en même temps.

A cet endroit précis, la « puissance montagneuse » était mise à nue. Quelque chose comme, si j’ose dire, la puissance d’un lieu, un champ de gravitation, un champ magnétique. D’abord, dans ce que l’on nomme traditionnellement les cinq sens – dont nous devons l’origine à Aristote – n’en manque-t-il pas un de très important?

On dit que la vue, l’ouïe, le gout, l’odorat et le toucher sont les cinq sens mais par exemple, le sentiment de résistance que l’on ressent dans les muscles quand on porte un objet, la sensation de douleur quand on ne sent plus ses jambes d’avoir trop marché ou encore la fatigue, on ne peut sûrement pas les classer dans le toucher.

Si on nommait ce sixième sens le « sens du poids », ce sens là, pour nous êtres humains qui vivons dans ce monde – qui existons sur cette Terre – est le plus fondamental des sens. Ce « poids » n’est-il pas la preuve certaine de l’existence que les Hommes peuvent saisir par leur propre sensation?

Ce que Cézanne a tenté de peindre n’était-ce pas justement ce « poids » ?

« Poids » d’il-y-a d’une pomme, « poids » d’il-y-a d’une personne, « poids » d’il-y-a de la chose, de l’être, de la montagne , Cézanne en a fait la quête de sa vie.

C’est une quête dont on doit s’émerveiller. Car mener cette recherche à travers la peinture – l’art de la vue – ou pouvoir sentir le poids des choses sans les porter, revient en quelque sorte à mesurer le poids avec les yeux.

Si on considère que l’espace de la toile est une extension de la vie quotidienne, la pomme posée sur la table paraît prête à dégringoler. Mais la pomme, la cruche ou la table peintes sur la toile sont infiniment plus stables, pèsent plus lourds que la pomme ou la cruche présentes dans l’espace de notre quotidien. La couleur rouge de la pomme n’est ni son attribut, ni sa qualification. Mais elle est peinte comme l’essence même de la pomme.

L’artiste peint de cette même manière la pomme, la femme ou la montagne.

Les choses de ce monde supportent le poids – la gravité, la pesanteur –, et s’attirent réciproquement. « Une éthique qui peut être exprimée seulement par l’art  », ce je-ne-sais-quoi que je ne saurais dire autrement, Cézanne en a supporté le lourd poids.

Durant cette heure face à la Sainte-Victoire, j’ai pensé que cette montagne était le portrait vivant de Cézanne, son autoportrait pour l’éternité.

 

*

 

Il y a trente ans de cela, j’ai passé une nuit à El Goléa, une oasis du Sahara.

Dans le ciel blanc du désert au coucher de soleil imminent flottaient le soleil et la lune. J’avais l’impression qu’en tendant la main, je pourrais toucher les cratères de la lune. Le soleil ne dégageait plus aucune chaleur.

Le soleil, la lune, la terre, tout trois étaient de gris rochers. Tous trois s’attiraient. J’ai vu ce fil invisible dans les cieux.

A mon retour du midi, je me suis enfin rendu compte que ce que j’as eu la chance d’admirer à la Sainte-Victoire, c’est exactement la même chose que j’avais vu au Sahara.

 

Kei Takahashi

Traduction par Déborah Pierret

*4 Comment j’ai traduit Albucius

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*Institut françaisのウェブ・マガジン”IFverso”に寄稿(2013/12/10)。翻訳はそのうちいつか・・・。

Comment j’ai traduit Albucius de Pascal Quignard en japonais

On me demande de temps en temps : « Comment avez-vous traduit ces livres quignardiens ? » Je sais très bien que c’est surtout de ma traduction d’Albucius, des Tablettes de buis d’Apronenia Avitia ou de La Raison dont on me parle. Je leur réponds les yeux baissés, gardant le sourire : « Ne me le demandez pas, je vous en prie. » Cela pour éviter toute excuse, mais intérieurement je me demande s’ils ont vraiment lu ces miraculeux romans à la fois romains et contemporains.
On parle souvent de l’érudition ou la pédanterie de Pascal Quignard. C’est vrai qu’il y a de nombreuses citations latines, grecques, ou d’autres langues anciennes partout dans ses ouvrages. Mais il faudrait plutôt remarquer que l’auteur accompagne, chaque fois qu’il cite, sa propre traduction sous une forme quelconque.
Je ne connais pas les langues classiques, mais j’aime bien lire les dictionnaires classiques, par exemple le Gaffio ou le Bailly. C’est mon grand plaisir, à l’aide de ces dictionnaires, de voir – plutôt d’essayer de voir – comment l’auteur a traduit les anciennes langues en français moderne.

*

Pascal Quignard dit dans la préface rédigée pour la nouvelle édition du livre stupéfiant : « Sentences, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs » de Sénèque le Père (traduction du latin par Henri Bornecque, revue par Jacques-Henry Bornecque, chez Aubier, 1992) :

J’ai déjà tenté dans deux livres de faire revivre deux de ces déclamateurs. Alors j’ai pillé Sénèque le Vieux. J’aime m’endetter de dettes infinies. Ce livre de Sénèque le Père fut pour moi un Plutarque, mêlé de Montaigne, et mêlé de Tshouang-tseu. Il est vrai que c’est plutôt l’art des déclamateurs qui a abouti à Plutarque lui-même. Qui a abouti aux vies de saints. Qui a abouti aux romans.

Ces « deux livres » correspondent à Albucius et La Raison dans lesquels l’auteur a brillament réussi à faire revivre les deux Déclamateurs romains, Albucius Silus et Porcius Latron, à partir de ce grand recueil des controversiae composées par les grands déclamateurs ou orateurs, et gardées miraculeusement dans la mémoire stupéfiante de Sénèque le Père. La préface de Pascal Quignard elle-même est à mes yeux aussi stupéfiante que magnifique. Lisons la phrase qui suit la citation précédente :

La vierge arrachant le voile de son front pour couvrir la nudité de son fils sur la croix, les disciples recueillant son sang dans le vase qu’il avait utilisé lors de la cène : les évangiles apocryphes font penser aux controversiae, par exemple à la mort de Cicéron, ou encore à la légende de Parrhasios. Ils amplifient des scènes connues et systématisent dans l’imaginaire : ce sont des romans qui se font. (…) Bientôt on ne distingua plus les declamationes et les fabulae : c’étaient devenu des histoires. Soixante ans plus tard, le roman de Pétrone s’ouvre sur une declamatio, la rejette et lui préfère une satura. En philosophie, la suasoria se transforma en consolatio.

L’auteur met en valeur le rapprochement entre les controversiae et les évangiles apocryphes, entre les declamationes et les fabulae, qui, ensemble ont abouti aux romans modernes, et fait attention à la transformation de la suasoria en consolatio dans le domaine philosophique. Je pense personnellement que c’est très rare, très originale, une telle manière de traiter de l’énorme question d’un énigmatique changement culturel produit dans la civilisation romaine. Il développe ses propres réflexions deux ans plus tard dans Le sexe et l’effroi comme suit :

Je cherche à comprendre quelque chose d’incompréhensible : le transport de l’érotisme des Grecs dans la Rome impériale. Cette mutation n’a pas été pensée jusqu’ici pour une raison que j’ignore mais par une crainte que je conçois. Durant les cinquante-six ans du règne d’Auguste, qui réaménagea le monde romain sous la forme de l’empire, eut lieu la métamorphose de l’érotism joyeux et précis des Grecs en mélancolie effrayée. Cette mutation n’a mis qu’une trentaine d’années à se mettre en place (de –18 avant l’ère à 14 après l’ère) et néanmoins elle nous enveloppe encore et domine nos passions. De cette métamorphose, le christianisme ne fut qu’une conséquence, reprenant cet érotisme pour ainsi dire dans l’état où l’avaient reformulé les fonctionnaires romains que le principat d’Octavius Augustus suscita et que l’Empire durant quatre siècles qui suivrent fut conduit à multiplier dans l’obséquiosité. (Le sexe et l’effroi ; l’édition originale chez Gallimard en 1994, la réédition Folio en 1996)

Toutfois, Pascal Quignad n’est pas un historian, un chercheur, ou encore un critique aimant discuter en pur spectateur, mais un romancier, un écrivain. Il revient toujours aux destins individuels. Que sont alors devenus Albucius et Latron ? Je cite une fois encore une belle phrase de la préface pour l’œuvre de Sénèque le Père :

Latron redescend. Albucius redescend. Latron se suicida. Albucius se suicida.

Latron était le meilleur ami d’Albucius. C’était à la fin de l’hiver en – 4 avant Jésus-Christ, l’année où Jésus de Nazareth naquit, Latron mourut disant : « Quid me intempestivae proditis lacrimae ? » (Pourquoi me trahissez-vous, larmes inopportunes ? )

Il avait le sexe humide encore et point tout à fait rabougri. Il se regarda dans le miroir de cuivre. Il vit son œil qui éclatait de bonheur. Il se trancha la gorge d’un coup sec. Le sang gicla avec un bruit de gargouillis. La fille osque s’enfuit avec son chval et on ne la retrouva pas. (le dernier chapitre de La Raison, éd. Le Promeneur/Quai Voltaire, 1990)

L’auteur décrit la mort d’Albucius qui se suicida vers 10 comme cela :

( … ) il ordonna qu’on éloignât sa fille, qu’on la fît asseoir sur un pliant et qu’on fit appeler la nourrice. Il lui demanda d’ajouter un peu de lait à la préparation. Elle défit le haut de la tunique. Il but. La salle oû il était couché était comble. Au premier rang, sur un pliant, il y avait sa fille Polia. Tous ses élèves étaient présents. Au second rang, il y avait les esclaves les plus petits. Il demanda à la nourrice d’approcher de nouveau et pria de le laisser prendre sa main. On entendait des reniflements. Il se tourna et il dit :
– Quid fletis, pueris ? (Pourquoi pleurez-vous, mes enfants ?)
Il mourut en tenant serrée entre ses mains la main de la nourrice qu’il payait pour son lait. Chaque matin elle trayait sa mamelle au-dessus d’un bol. Il buvait tiède. (le dernier chapitre d’Albucius, P.O.L, 1990)

Deux mille ans plus tard, l’écrivain assistera à une pareille situation :

Le mouvement de mai fut balayé en quelques heures. Le général de Gaule, après avoir pris conseil auprès du général Massu, fit élire l’Assemblée la plus réactionnaire depuis le maréchal Pétain. Marcelin était à la Police. Messmer à la Guerre. Les bombes atomiques françaises explosaient à Mururoa.
Nos dieux se mirent brusquement à mourir.
Celan se suicida : ce fut Sarah qui me l’apprit postée dans l’encadrement de la porte de l’appartement d’André du Bouchet.
Rothko se suicida : ce fut Raquel qui me l’apprit dans l’atelier de Malakof. Je me souviens qu’elle se tenait assise devant la presse d’Orange Export Ltd. Elle ne dissimulait pas ses larmes. Elle caressait la tête de son chien effrayant. (d’après « Prière d’insérer » insérée dans Ecrits de l’éphémère, éd. Galilée, 2005)

*

Un jour que je traduisais La haine de la musique – ça fait déjà une quinzaine d’années –, j’ai rencontré cette scène ;

Trimalchio rapporte qu’il se rendit à Cumes quand il était enfant. Il vit les restes desséchés de l’immortelle Sibylle conservés dans l’urne, cette dernière suspendue dans l’angle de pierre du temple d’Apollon. Rituellement, les enfants progressait dans l’ombre du temple. Ils crient soudain au-dessous de l’ampoule : « Sybille, que désires-tu ? » Une voix caverneuse sortait de l’urne, sous la forme d’un écho issu de l’angle de la roche, répondant invariablement : « Je désire mourir. »

C’est le chant. Apothanein thelô.

 

Je comprends aisément maintenant que « Apothanein thelô » en grec correspond à « Je désire mourir. » en français. Mais je pensais alors désespérement que le traducteur se doit de verifier, en trouver la preuve. J’ai donc commençé à lire Saturicon dès la première ligne à la recherche de la scène à laquelle l’auteur se réfère. Et je la vis. Mon visage était tout rouge d’enthousiasme, j’imagine.
C’est ainsi que je me suis habitué à lire ou relire des classiques, non seulement greco-latins, mais aussi sino-japonais, par exemple Confucius, Tshouang-tseu ou Lao-tseu, Sei Shônagon, Yoshida Kenkô ou Saïkaku, etc… tout en traduisant un écrivain français !

Moi aussi, je dois dire que je « m’endette de dettes infinies » envers Pascal Quignard, le grand rhéteur de notre temps.

Kei Takahashi