*4 Comment j’ai traduit Albucius

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*Institut françaisのウェブ・マガジン”IFverso”に寄稿(2013/12/10)。翻訳はそのうちいつか・・・。

Comment j’ai traduit Albucius de Pascal Quignard en japonais

On me demande de temps en temps : « Comment avez-vous traduit ces livres quignardiens ? » Je sais très bien que c’est surtout de ma traduction d’Albucius, des Tablettes de buis d’Apronenia Avitia ou de La Raison dont on me parle. Je leur réponds les yeux baissés, gardant le sourire : « Ne me le demandez pas, je vous en prie. » Cela pour éviter toute excuse, mais intérieurement je me demande s’ils ont vraiment lu ces miraculeux romans à la fois romains et contemporains.
On parle souvent de l’érudition ou la pédanterie de Pascal Quignard. C’est vrai qu’il y a de nombreuses citations latines, grecques, ou d’autres langues anciennes partout dans ses ouvrages. Mais il faudrait plutôt remarquer que l’auteur accompagne, chaque fois qu’il cite, sa propre traduction sous une forme quelconque.
Je ne connais pas les langues classiques, mais j’aime bien lire les dictionnaires classiques, par exemple le Gaffio ou le Bailly. C’est mon grand plaisir, à l’aide de ces dictionnaires, de voir – plutôt d’essayer de voir – comment l’auteur a traduit les anciennes langues en français moderne.

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Pascal Quignard dit dans la préface rédigée pour la nouvelle édition du livre stupéfiant : « Sentences, divisions et couleurs des orateurs et des rhéteurs » de Sénèque le Père (traduction du latin par Henri Bornecque, revue par Jacques-Henry Bornecque, chez Aubier, 1992) :

J’ai déjà tenté dans deux livres de faire revivre deux de ces déclamateurs. Alors j’ai pillé Sénèque le Vieux. J’aime m’endetter de dettes infinies. Ce livre de Sénèque le Père fut pour moi un Plutarque, mêlé de Montaigne, et mêlé de Tshouang-tseu. Il est vrai que c’est plutôt l’art des déclamateurs qui a abouti à Plutarque lui-même. Qui a abouti aux vies de saints. Qui a abouti aux romans.

Ces « deux livres » correspondent à Albucius et La Raison dans lesquels l’auteur a brillament réussi à faire revivre les deux Déclamateurs romains, Albucius Silus et Porcius Latron, à partir de ce grand recueil des controversiae composées par les grands déclamateurs ou orateurs, et gardées miraculeusement dans la mémoire stupéfiante de Sénèque le Père. La préface de Pascal Quignard elle-même est à mes yeux aussi stupéfiante que magnifique. Lisons la phrase qui suit la citation précédente :

La vierge arrachant le voile de son front pour couvrir la nudité de son fils sur la croix, les disciples recueillant son sang dans le vase qu’il avait utilisé lors de la cène : les évangiles apocryphes font penser aux controversiae, par exemple à la mort de Cicéron, ou encore à la légende de Parrhasios. Ils amplifient des scènes connues et systématisent dans l’imaginaire : ce sont des romans qui se font. (…) Bientôt on ne distingua plus les declamationes et les fabulae : c’étaient devenu des histoires. Soixante ans plus tard, le roman de Pétrone s’ouvre sur une declamatio, la rejette et lui préfère une satura. En philosophie, la suasoria se transforma en consolatio.

L’auteur met en valeur le rapprochement entre les controversiae et les évangiles apocryphes, entre les declamationes et les fabulae, qui, ensemble ont abouti aux romans modernes, et fait attention à la transformation de la suasoria en consolatio dans le domaine philosophique. Je pense personnellement que c’est très rare, très originale, une telle manière de traiter de l’énorme question d’un énigmatique changement culturel produit dans la civilisation romaine. Il développe ses propres réflexions deux ans plus tard dans Le sexe et l’effroi comme suit :

Je cherche à comprendre quelque chose d’incompréhensible : le transport de l’érotisme des Grecs dans la Rome impériale. Cette mutation n’a pas été pensée jusqu’ici pour une raison que j’ignore mais par une crainte que je conçois. Durant les cinquante-six ans du règne d’Auguste, qui réaménagea le monde romain sous la forme de l’empire, eut lieu la métamorphose de l’érotism joyeux et précis des Grecs en mélancolie effrayée. Cette mutation n’a mis qu’une trentaine d’années à se mettre en place (de –18 avant l’ère à 14 après l’ère) et néanmoins elle nous enveloppe encore et domine nos passions. De cette métamorphose, le christianisme ne fut qu’une conséquence, reprenant cet érotisme pour ainsi dire dans l’état où l’avaient reformulé les fonctionnaires romains que le principat d’Octavius Augustus suscita et que l’Empire durant quatre siècles qui suivrent fut conduit à multiplier dans l’obséquiosité. (Le sexe et l’effroi ; l’édition originale chez Gallimard en 1994, la réédition Folio en 1996)

Toutfois, Pascal Quignad n’est pas un historian, un chercheur, ou encore un critique aimant discuter en pur spectateur, mais un romancier, un écrivain. Il revient toujours aux destins individuels. Que sont alors devenus Albucius et Latron ? Je cite une fois encore une belle phrase de la préface pour l’œuvre de Sénèque le Père :

Latron redescend. Albucius redescend. Latron se suicida. Albucius se suicida.

Latron était le meilleur ami d’Albucius. C’était à la fin de l’hiver en – 4 avant Jésus-Christ, l’année où Jésus de Nazareth naquit, Latron mourut disant : « Quid me intempestivae proditis lacrimae ? » (Pourquoi me trahissez-vous, larmes inopportunes ? )

Il avait le sexe humide encore et point tout à fait rabougri. Il se regarda dans le miroir de cuivre. Il vit son œil qui éclatait de bonheur. Il se trancha la gorge d’un coup sec. Le sang gicla avec un bruit de gargouillis. La fille osque s’enfuit avec son chval et on ne la retrouva pas. (le dernier chapitre de La Raison, éd. Le Promeneur/Quai Voltaire, 1990)

L’auteur décrit la mort d’Albucius qui se suicida vers 10 comme cela :

( … ) il ordonna qu’on éloignât sa fille, qu’on la fît asseoir sur un pliant et qu’on fit appeler la nourrice. Il lui demanda d’ajouter un peu de lait à la préparation. Elle défit le haut de la tunique. Il but. La salle oû il était couché était comble. Au premier rang, sur un pliant, il y avait sa fille Polia. Tous ses élèves étaient présents. Au second rang, il y avait les esclaves les plus petits. Il demanda à la nourrice d’approcher de nouveau et pria de le laisser prendre sa main. On entendait des reniflements. Il se tourna et il dit :
– Quid fletis, pueris ? (Pourquoi pleurez-vous, mes enfants ?)
Il mourut en tenant serrée entre ses mains la main de la nourrice qu’il payait pour son lait. Chaque matin elle trayait sa mamelle au-dessus d’un bol. Il buvait tiède. (le dernier chapitre d’Albucius, P.O.L, 1990)

Deux mille ans plus tard, l’écrivain assistera à une pareille situation :

Le mouvement de mai fut balayé en quelques heures. Le général de Gaule, après avoir pris conseil auprès du général Massu, fit élire l’Assemblée la plus réactionnaire depuis le maréchal Pétain. Marcelin était à la Police. Messmer à la Guerre. Les bombes atomiques françaises explosaient à Mururoa.
Nos dieux se mirent brusquement à mourir.
Celan se suicida : ce fut Sarah qui me l’apprit postée dans l’encadrement de la porte de l’appartement d’André du Bouchet.
Rothko se suicida : ce fut Raquel qui me l’apprit dans l’atelier de Malakof. Je me souviens qu’elle se tenait assise devant la presse d’Orange Export Ltd. Elle ne dissimulait pas ses larmes. Elle caressait la tête de son chien effrayant. (d’après « Prière d’insérer » insérée dans Ecrits de l’éphémère, éd. Galilée, 2005)

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Un jour que je traduisais La haine de la musique – ça fait déjà une quinzaine d’années –, j’ai rencontré cette scène ;

Trimalchio rapporte qu’il se rendit à Cumes quand il était enfant. Il vit les restes desséchés de l’immortelle Sibylle conservés dans l’urne, cette dernière suspendue dans l’angle de pierre du temple d’Apollon. Rituellement, les enfants progressait dans l’ombre du temple. Ils crient soudain au-dessous de l’ampoule : « Sybille, que désires-tu ? » Une voix caverneuse sortait de l’urne, sous la forme d’un écho issu de l’angle de la roche, répondant invariablement : « Je désire mourir. »

C’est le chant. Apothanein thelô.

 

Je comprends aisément maintenant que « Apothanein thelô » en grec correspond à « Je désire mourir. » en français. Mais je pensais alors désespérement que le traducteur se doit de verifier, en trouver la preuve. J’ai donc commençé à lire Saturicon dès la première ligne à la recherche de la scène à laquelle l’auteur se réfère. Et je la vis. Mon visage était tout rouge d’enthousiasme, j’imagine.
C’est ainsi que je me suis habitué à lire ou relire des classiques, non seulement greco-latins, mais aussi sino-japonais, par exemple Confucius, Tshouang-tseu ou Lao-tseu, Sei Shônagon, Yoshida Kenkô ou Saïkaku, etc… tout en traduisant un écrivain français !

Moi aussi, je dois dire que je « m’endette de dettes infinies » envers Pascal Quignard, le grand rhéteur de notre temps.

Kei Takahashi

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