J’ai un peu gêné d’être invité à une telle réunion académique. Car je suis un simple traducteur, non pas universitaire, ni chercheur littéraire. Le traducteur travaille à trop de proximité de l’auteur pour en parler à correcte distance. J’ai donc choisi de faire la lecture d’un texte de l’auteur que j’ai traduit. J’aimerais par ailleurs que l’auteur puisse ainsi avoir l’occasion d’entendre comment résonner son propre texte dans la langue japonaise. Ce texte est un très court roman intitulé “La Raison” paru en 1990 chez le Promeneur/Quai Voltaire. Avant la lecture, permettez-moi d’expliquer un peu la raison pour laquelle j’ai choisi cet ouvrage. Le plus simple raison en est que j’aime le mieux ce roman parmi les chef-d’ouvres quignardiens, mais en même temps je pense personnellement que c’est une oeuvre qu’on pourrait qualifier de “cinquième évangile selon Pascal Quignard”. Vous pourriez en trouver un bon argument dans le neuvième chapitre du roman. Je ne le lirai pas aujourd’hui, au lieu de cela je voudrais vous confier un souvenir qui m’est très cher.
Il s’agit de la deuxième rencontre avec l’auteur, ça fait déjà une quinzaine d’anneés. Je lui ai rendu visite dans son appartement parisien, plein de questions concernant “La haine de la musique” que j’étais en train de traduire. Si je me souviens bien, on est arrivé par hasard au christianisme, et j’ai osé lui demander: “Dans un sens, la Légende dorée de Jacques de Voragine est-elle plus riche que le Nouveau Testament?” Il m’a répondu immédiatement: “Dans un sens oui, mais je pense que la Bible est le plus beau livre du monde”. Je me suis tu. Je me taisais parce que j’avais honte de mon impertinence, mais aussi parce que j’étais et je suis tout à fait d’accord avec ce qu’il m’a dit. Moi, n’étant pas capable de dire la même chose, je peux cependant affirmer sans hésitation que c’est le livre qui a changé ma vie, mon destin. Je ne suis pas chrétien, mais si je n’aurais pas rencontré à la fin de mon adolescence un ami qui m’avais introduit dans le monde bibilique, il n’y aurait ni ce que je suis à présent, ni mon métier de traduction, je n’aurais donc pas traduit d’aussi nombreux livres de Pascal Quignard.
J’ai vu pour la première fois le nom de l’auteur, lors de la traduction d’un livre dit “L’écriture, mémoire des hommes” contenu dans la collection “Découvertes Gallimard”. J’y ai littéralement découvert un petit mais merveilleux texte intitulé “Jésus baissé pour écrire”. Comme tout le monde le sait, c’est un des essais recueillis dans les huit tômes des “Petits traités”, qui apporte une nouvelle lumière dans la célèbre scène se déroulant au huitième chapitre de l’Evangile selon Saint Jean, c’est à dire cette scène où Jésus dit envers les scribes et les pharisients qui mênent la femme adultère auprès de lui, ”Que celui de vous qui est sans pêché lui jette la première pierre”. Pascal Quignard n’interplète jamais comme théologien ce qu’il dit Jésus-Christ, mais ce qu’il fait. Il parle d’un geste de Jésus qui, ayant dit cela, se baisse de nouveau pour écrire l’on ne sait quoi. Il dit:
“Ecrire est ici noté comme un acte qui isole du monde ambiant, une sorte de fissure et d’anfractuisité dans le monde oral. Plus psycologiquement: un retrait un peu arrogant et très affecté. Celui qui écrit se tait, et son silence met en évidence son désintérêt, à la limite de la désapprobation ou du mépris.”
Cette phrase nous évoque non seulement l’image de l’auteur lui-même qui est devenu un nouveau solitaire contemporain en se retaitant dans un monde de lecture et d’écriture, mais aussi la particuralité de l’Evangile de Jean, dont la source est différente des autres Evangiles synoptiques, tout en soulignant un simple geste de Jésus. J’étais profondément touché, mais très loin d’imaginer que je traduiserais un jour un auteur tellement littéraire et intellectuel.
Voilà, je n’ai plus rien à dire, je commence à lire “La Raison”.
(A la Maison franco-japonaise de Tokyo, le 17 novembre 2013)